Quelques
écrits entre autres ...
Une
iconographie en gestation
Décoratifs, à première vue, à cause de leurs
couleurs vives et utilisées comme par des primitifs, ses tableaux
petit à
petit livrent leur secret. Il se passe sur leurs surfaces toutes sortes
de déclaration de gloire. Des personnages fiers et absolument stylisés,
réduits à des signes héraldiques, harnachés, comme des chevaliers,
de symboles, vous regardent de leur au-delà du tableau.
Etel Adnan
Août 1975
Requiem
Visuel
Sakher Farzat
a peint et dessiné cette dernière année la mort de trois membres
de sa famille et la mort des illusions les plus élémentaires qui soient
nécessaires à la vie d'un être humain. C’est pourquoi
il appelle la série de ses tableaux un Requiem.
Il avait débuté
jadis avec clairons et totems, pour entrer maintenant dans la tristesse
la plus inéluctable. Cette tristesse, qui devient une sorte d'horizon
bouché, passe comme plumes et nuages au-dessus de l'espace intérieur
de la plupart de ses peintures. Comme la Syrie elle-même, dont
il est originaire et dans laquelle son oeuvre est enracinée, Sakher
Farzat traverse des zones de mort et la dialectique de l'angoisse
absolue.
Ses titres, quand
il y en a, sont directs : "Enfant mort dans le Golan", "
En attendant l'oiseau du tonnerre"… Il jette ici et là
des corps déchirés sur une lumière artificielle.
Son vocabulaire
est le carré et le cercle, le carré chez lui, est le magasin d'images,
la boîte à souvenirs, et que le cercle, fidèle à
l'slam, est le feu du mouvement et le parcours du mystique.
Parfois le cercle
devient aussi, dans une autre lecture, le pur miroir d'une pensée
interdite, un tremblement arrêté, un ciel inhabité.
Ou, encore, il
devient visage, visage syrien d'enfant ou de paysanne, enfant mort
et mère vivante, donc la vie, qui lutte contre la mort avant
de sombrer dans la tonalité obscure du tableau.
Certains tableaux
atteignent la froideur du vitrail, d'autre révèvlent un emboîtage
savant (qui, à un niveau subtil, est très proche de
la démarche, nourrie de prémonition, qui est celle de Louise Nevelson).
Par tout un jeu de l'ouvert et de fermé, Farzat lutte avec sa toile
et le sens qu'il cherche lui échappe dans des diagonales que des cercles
cherchent, à leur tour, et j'allais dire, désespérément, à
retenir. C'est un être vivant qui pense à la mort.
Dans les dessins,
de format moyen et de petit format, le combat est déjà à
son terme. Les oeuvres sont plus claires, l'écriture du pinceau chargé
de gouache ou d'encre de chine exprime l'impatience de la vitalité
devant la réflexion. Tout un passé arabe de calligraphie essaye de
se frayer un chemin au grand jour. Deux mondes visuels tentent alors
de s'équilibrer, deux tentations aussi : celle de la douleur et celle
du besoin de peindre.
Etel Adnan
1978
Cercle,
carré, lumière…..
... Cercle, retour
sur soi d'une vivante trace, révolution parfaite de l'astre au-dessus
de nos nuits, puissance d'initiation pour qui la terre n'est plus
seulement matière, acte d'inspiration pour qui le ciel est
déjà symbole...
... Carré, demeure
du regard dans l'espace, temple de l'espace pour le regard, quadrature
pour les architectes du monde, célébration pour les bâtisseurs d'essentiel...
... Cercle, figure
du carré pour exprimer toutes nos transmutations, le couronnement
de nos actes, l'élévation de nos élans, la naissance d'une simplicité
primordiale...
... Carré, reflet
du cercle pour célébrer le devenir matière, l'infini dans les
choses, la perfection dans le fini...
... Cercle, figure
du carré pour dire la fin du heurt sur la terre grave et souffrante,
le pur mouvement qui tourne de lui-même dans l'enfance, l'affirmation
et l'aurore...
... Carré, reflet
du cercle pour dire la fin même et le début des dieux parmi
nous, l'autre qui vient afin qu'en moi demeure le chant de sa venue...
... L'un sans
l'autre, l'un hors de l'autre, l'immuable se fige et la terre est
déserte, tout devient labyrinthe d'astres morts et de temples en ruine,
la solitude erre en tyran sur le monde et toute figure en est l'ombre...
... L'un dans
l'autre, l'un par l'autre, le lien se défait, le mur se brise, la
chaîne se rompt, par la clôture s'évanouit la clôture, par la limite
la limite est dépassée...
... Carré brisé
de la coupe ouverte comme un corps offert à l'aurore...
... Cercle brisé de l'ellipse exultant comme un hymne à l'univers...
... Jeu de la lumière, que la couleur capte et transmute...
... Jeu de la couleur, que la lumière habite et révèle...
... Art du verbe, genèse d'un monde, don de
soi à l'autre...
... Verbe de l'art, génie d'un monde, retrait de soi par l'autre...
... Fête de contraires, pour fêter le primordial...
Bertrand Vegely
1979
Sakher
Farzat ouvre l’oeil du coeur
Le dialogue entre
les arts n'est pas aisé, tant s'en faut. Cela provient parfois des
artistes jaloux de l'autonomie de leur territoire ou succombant à
une sorte d'hégémonisme dans leur rapport aux autres domaines de l'expression
artistique.
Cela tient par
ailleurs à la nature même du langage de tel art et au
risque de dilution qu'il encourt quand il s'associe à un autre.
C’est ainsi que le rêve d'un art total et les tentatives de
sa réalisation n'ont pas toujours été heureux.
On peut constater
toutefois que le dialogue entre poésie et peinture s'est souvent effectué
dans l'harmonie. Les exemples abondent d'une réelle attirance entre
ces deux arts qui a permis à des peintres d'accompagner à
leur manière des poètes dans leur quête et vice
versa. Il y a là comme un désir de partage où chaque partenaire
part à la reconnaissance de l'autre en un acte d'offrande à
la fois tumultueux et serein. Et ce ne sont pas les amoureux de la
peinture et de la poésie qui s'en plaindront.
Sakher Farzat
nous invite dans son exposition à partager la même reconnaissance
et le même plaisir. Il a choisi les poètes qu'il aime.
Certains sont grand, comme on dit. D'autres sont presque anonymes.
Ils appartiennent à des époques et à des cultures différentes.
Mais ils travaillent tous et toutes avec une langue secrète
commune, celle qui permet à la poésie d'être ce coeur
battant du monde, ce souffle cosmique d'une parole rebelle, ne taisant
rien de la bêtise et de l'horreur, cette caresse incessante
faisant rayonner la beauté. Farzat se fait sourcier, jardinier et
magicien pour opérer ces émergences. Je sais pour l'avoir observé
comment il travaille. Il écoute et scrute longuement, puis il s'éloigne
de la toile et se met à piaffer comme un minotaure gagné par
la tendresse. Et quand il s'avance, il est l'officiant et l'exécutant.
Les traits sortent da sa main électrisée. Il suffoque intérieurement
au moment de l'étreinte. La toile vibre et ne s'arrête plus.
Elle prend le chemin de l'infini et fait reculer le désert de l'indicible.
Il y a fièvre et transe. Rencontre et séparation. Mort et amour.
Arc-en-ciel dans la nuit. Il y a joie triste d'exil et de liberté.
Il y a Damas et Paris. Parfois Jérusalem.
Et puis il y a
dans ces toiles parlantes un ingrédient rare de lumière que
seul "l'oeil du coeur" peut capter et transmettre. Alors,
regardez donc ceci avec l'oeil du coeur.
Abdellatif
Laâbi
Septembre 1992
La
quête cosmique de Farzat
De sa naissance
au bord d'une mer offrant à l'oeil les miroitements de l'émeraude
et du pers sous les irisations nacre rosée du soleil couchant, Farzat
a gardé le goût pour ces couleurs douce qui rejoignent par leur infinitude
les moutonnements du grand univers cosmique.
Telles les matières
en fusion se bousculeraient en rayonnant autour du trou originel,
les formes qu'il créé se propagent à partir d'un point central
concentrant les lumières qui éclatent de toutes leurs nuances
vers les limites de la toile, prêtes à en sortir, partir vers
l'infini en une sorte de grand orbe dont seul l'artiste aurait la
vision totale.
Grand maître
d'oeuvre, il s'interpose alors pour appréhender cette éventuelle folie.
Rattraper par la géométrie, il lance sur la couleur des lignes obliques,
comme pour contrôler la matière, l'insérer dans une norme,
l'ordonnancer à son propre mouvement, lui insuffler sa force
et sa discipline intérieures. Mais pour rigides qu'elles soient, ces
lignes partent dans toutes les directions, confortant l'impression
de composition ouverte des oeuvres de Farzat.
Intervient ensuite
une sorte d'orfèvre obsédé par la genèse du monde, qui,
pour se libérer de son obsession, incruste sur la toile, à
la manière d'un organisme procréateur, mille ovoïde, des oeufs
sans doute, origines de toute vie organisée. Comme pressé par les
pulsions de son corps, il ajoute ces coquilles, encore et encore,
qui se chevauchent, s'agglutinent en une sorte d'oeuf plus grand,
répartissant leurs concentrations de plus en plus loin du centre et
à mesure qu'elles s'en éloignent deviennent de moins en moins
précises, jusqu'à perdre leur identité, se fondre dans les
couleurs premières, disparaître elles aussi vers l'infini.
A ce stade, l'artiste
est en parfaite concordance avec ce petit morceau de chaos dans lequel
il a instillé sa vie. Mais, soit que sa propre faculté mentale éprouve
le besoin de concrétiser des formes abstraites, soit que son subconscient
prenne le pas sur son intelligence et sa créativité, apparaissent
en filigrane des têtes aussi peu élaborées, des bustes aux seins
lourds ou des hanches jusqu'à la naissance des cuisses. Il
est évident que ces ébauches, abandonnées aussitôt que créées, ne
correspondent à aucune volonté délibérée ! Mais vu leur répétitivité,
il semble bien qu'elles interviennent dans le cheminement du peintre
vers le moment où, sa méditation terminée, il pose son pinceau, avec
la suprême sensation d'avoir, par cet acte créatif, embelli
son existence, mené à son accomplissement, dans le chatoiement
velouté de chaque oeuvre, une petite parcelle de la quête cosmique
qui le hante.
Janine Rivais
Paris, Janvier 1996
Sakhr
Farzat
Abd el-Rahman
Sakhr Farzat est né à Banias, petite ville côtière,
en 1943. A ses débuts, il porta une bonne part des interrogations
picturales du peintre pionnier syrien Nazem al-Ja'fari, dont il fréquenta
l'atelier de 1960 à 1963. En 1965, il fut un des membres de
la première génération diplômée de la faculté des Beaux-Arts
de Damas.
La base académique
solide que l'artiste acquit dans la faculté et dans l'atelier d'al-Ja'fari
se reflétait dans ses premières tentatives réalistes. Dans
cette période, que l'artiste appelle une période ta'limiyya, éducatrice,
Farzat découvrit Cézanne, puis le courant cubiste, courant qui allait
changer son style. Il lui révéla surtout l'importance de la construction
du tableau.
Cependant, les
recherches de Farzat penchaient vers l'abstraction en bénéficiant
des anciens motifs régionaux. Ses nouvelles compositions se basaient
essentiellement sur les formes géométriques : le carré, le cercle
et le triangle. En 1972, Farzat connut dans sa première exposition
personnelle à Damas un succès inhabituel. Un succès
qui se répètera dans les deux années suivantes.
Après un
bref séjour au Brésil, entre 1975 et 1976, Farzat arriva à
Paris en 1977, où il est installé depuis. L'évolution du style de
Farzat dans cette période se révèle dans le " cassage
" des motifs géométriques. L'exposition qui eut lieu à
Paris en 1983, porta le résultat de ses nouvelles tentatives, que
l'on peut classer dans le courant abstrait lyrique.
A la fin des années
1990, il est compté parmi les 300 meilleurs artistes vivant et travaillant
en France et fut choisi par l'ONU, pour représenter la Syrie dans
l'exposition " Liberté 98 ", à l'occasion de 50ème
anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme qui
eut lieu à Genève et New York en 1998. Farzat travailla,
d'ailleurs, pour le théâtre deux projets: " Arabesque "
en 1995 et " Eau et Cendre " en 2000.
La critique d'art
en Syrie désigne Farzat comme le meilleur peintre syrien abstrait.
Boutros al-Mari
Paris le 10 décembre 2004
Réf/http://www.lasyrie.fr/